DAVID, Albert

Ecole Normale Supérieure de Cachan Département Economie et Gestion 61 avenue du Président Wilson 94230 CACHAN

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Titre de l’article : Etudes de cas et généralisation scientifique en sciences de gestion

Résumé

L’étude de cas est pratiquée depuis des décennies par les chercheurs de la plupart des sciences sociales, mais beaucoup, en sciences de gestion, semblent continuer à penser que cette méthode de recherche est réservée à des phases exploratoires et ne permet pas d’atteindre la généralisation, condition de scientificité des résultats. La réponse est simple : l’étude de cas n’est pas réservée aux phases exploratoires, et elle permet la généralisation des résultats. Ce résultat est connu depuis longtemps, pour peu que l’on reformule la question de manière appropriée. C’est ce que nous allons contribuer à faire dans cet article. En reprenant un certain nombre de travaux de référence, nous allons montrer comment il est possible de mieux appréhender la question de la généralisation dans les études de cas et quelles réponses peuvent être apportées. Nous rappellerons tout d’abord la définition, les typologies et les limites supposées de l’étude de cas. Nous aborderons ensuite la place du cas dans les raisonnements et théories scientifiques. Nous verrons, en troisième lieu, pourquoi et comment il faut généraliser la notion de généralisation pour comprendre selon quels mécanismes se fait la généralisation des résultats dans les études de cas. Nous conclurons sur les spécificités de l’étude de cas en sciences de gestion et sur leurs conséquences sur les modes de généralisation des connaissances scientifiques.

Mots-clés

Etude de cas – Généralisation scientifique – Epistémologie - Méthodologie

Etudes de cas et généralisation scientifique en sciences de gestion

L’étude de cas est pratiquée depuis des décennies par les chercheurs de la plupart des sciences sociales, mais beaucoup, en sciences de gestion, semblent continuer à penser que cette méthode de recherche est réservée à des phases exploratoires et ne permet pas d’atteindre la généralisation, condition de scientificité des résultats. La réponse est simple : l’étude de cas n’est pas réservée aux phases exploratoires, et elle permet la généralisation des résultats. Ce résultat est connu depuis longtemps, pour peu que l’on reformule la question de manière appropriée. C’est ce que nous allons faire dans cet article, apportant ainsi notre contribution à un débat aujourd’hui à maturité en sciences sociales en général et en sciences de gestion en particulier (Yin, 1990 ; Denzin et Lincoln, 1994 ; de la Ville, 2000 ; Hlady-Rispal, 2002)..

Pour autant, le débat a eu lieu de différentes manières dans diverses disciplines des sciences sociales : la notion de « cas » est appréhendée différemment en sciences de gestion, en histoire, en anthropologie ou en sciences politiques. La littérature correspondante est très abondante, et les usages de l’étude de cas sont très variés. De même les différentes méthodologies en vigueur donnent-elles au « cas » un statut différent : l’historien qui étudie une bataille de Napoléon ne l’aborde pas nécessairement comme un «cas », pas plus que l’anthropologue traditionnel ne considère comme un « cas » à transposer ou à généraliser l’étude en profondeur qu’il fait de telle ou telle population, tribu ou culture.

En reprenant un certain nombre de travaux de référence, nous allons montrer comment il est possib le de mieux appréhender la question de la généralisation dans les études de cas et quelles réponses peuvent être apportées. Nous rappellerons tout d’abord la définition, les typologies et les limites supposées de l’étude de cas. Nous aborderons ensuite la place du cas dans les raisonnements et théories scientifiques. Nous verrons, en troisième lieu, pourquoi et comment il faut généraliser la notion de généralisation pour comprendre selon quels mécanismes se fait la généralisation des résultats dans les études de cas. Nous conclurons sur les spécificités de l’étude de cas en sciences de gestion et sur leurs conséquences sur les modes de généralisation des connaissances scientifiques.

Définition, typologies et limites supposées de l’étude de cas

  1. ​Définition et domaine de validité

On trouve dans la littérature un certain nombre de définitions de l’étude de cas. La plus fréquemment citée est celle de Yin. Une étude de cas « est une recherche empirique qui étudie un phénomène contemporain dans un contexte réel, lorsque les frontières entre le phénomène et le contexte n’apparaissent pas clairement, et dans laquelle on mobilise des sources empiriques multiples » [1989 : 25].

Cette définition semble large : elle exclut a priori néanmoins

Cette définition permet surtout, selon l’auteur, de distinguer l’étude de cas de l’expérimentation, de l’histoire et de l’enquête. C’est une définition technique, qui ne se comprend qu’en regard d’un domaine de validité. L’étude de cas est appropriée

« lorsque se pose une question du type « comment » ou « pourquoi » à propos un ensemble contemporain d’événements, sur lesquels le chercheur a peu ou pas de contrôle » [Yin, 1989 : 20]

L’étude de cas n’est donc pas un choix méthodologique, mais le choix d’un objet à étudier [Stake, 1994]. Il s’agit d’une stratégie de recherche et, à ce titre, l’étude de cas traverse l’ensemble des méthodologies, ne serait-ce que parce que la notion même de « cas » se retrouve dans de nombreux domaines de la science et dans de nombreuses approches méthodologiques.

  1. Typologies

Les principales typologies que l’on trouve dans la littérature concernent l’objectif de la recherche. Yin distingue des cas à visée descriptive (par exemple, Street Corner Society, de W.F. Whyte, 1943), à visée explicative (par exemple, Explaining the Cuban Missile Crisis, d’Allison, 1971). Stake (1994) distingue trois types d’études de cas : « intrinsèque »,

« instrumentale » et « collective ».

L’étude de cas « collective » désigne un dispositif de recherche dans lequel plusieurs cas sont étudiés. Mais, précise Stake, il s’agit d’une approche instrumentale, destinée à mieux circonscrire un phénomène à partir de cas multiples, dans une optique plutôt exploratoire.

Les deux catégories « cas intrinsèque » et « cas instrumental » méritent un commentaire. Certaines études de cas cherchent à décrire ou à expliquer le cas en profondeur, dans toutes ses dimensions, «pour lui- même ». On s’intéresse alors centralement à la situation étudiée, dans une optique descriptive, explicative mais aussi normative, s’il s’agit par exemple, dans

une démarche d’observation participante ou de recherche intervenante [David, 2000], de produire des analyses théoriques dans le cadre d’un processus d’aide à la formulation et à la conception de solutions d’un problème de gestion. Si le cas est « instrumental », alors son étude est polarisée par une question théorique générale : par exemple, on étudie le fonctionnement d’une équipe médicale dans le but d’analyser des dynamiques de leadership dans les groupes professionnels, et non dans le but d’analyser l’ensemble des aspects de la vie de l’équipe. De même si la recherche a consisté, en sciences de gestion, à concevoir et tester un nouvel instrument de gestion, l’organisation dans laquelle l’outil est testé constitue un terrain « instrumental », au service d’une analyse centrée sur l’outil de gestion et son processus de conception et de mise en œuvre.

théorie A

cas

théorie C

cas

théorie E

théorie D

Figure 1.a

L’étude de cas

« instrumentale »

Figure 1.b.

L’étude de cas

« intrinsèque »

La figure 1 ci-dessus résume les deux logiques qui sous-tendent chaque approche :

Cas instrumental ou cas intrinsèque ?

Supposons qu’une recherche s’intéresse à l’apprentissage organisationnel, et plus précisément à la dynamique de l’apprentissage entre simple boucle et double boucle, et que le chercheur cherche un terrain sur lequel il pourrait trouver des situations de nature à alimenter sa question de recherche. L’observation du processus de mise en œuvre d’une innovation managériale permet a priori d’analyser des phénomènes d’apprentissage. L’entreprise au sein de laquelle se déroule la recherche, ainsi que l’innovation managériale retenue ne sont prises en compte que de manière contextuelle, même le fait qu’il s’agisse de cette entreprise (et pas d’une autre) et de cette innovation (et pas d une autre) explique des aspects importants des apprentissages observés.

Si l’innovation retenue est l’entretien d’appréciation et l’entreprise qui la met en œuvre France Télécom (c’est le cas pour la thèse de Charreire [1995]), l’étude de cas est instrumentale, tant pour l’innovation managériale retenue (on aurait pu en choisir une autre) que pour l’entreprise retenue (d’autres terrains offraient des perspectives équivalentes).

Mais il est tout à fait possible ce centrer la recherche sur l’entretien d’appréciation comme innovation managériale, d’en retracer la généalogie et d’étudier son processus d’adoption au sein d’une organisation, sans préjuger des théories et concepts qui seront à mobiliser pour en faire l’analyse approfondie. L’étude de cas est alors intrinsèque au regard de l’innovation managériale retenue (c’est à cette innovation que l’on s’intéresse et pas à une autre) et instrumentale pour ce qui concerne le choix de l’entreprise.

Il est, enfin, tout à fait envisageable d’étudier, par exemple, le processus de modernisation du management de France Telecom, et de considérer la mise en œuvre de l’entretien d’appréciation comme un bon fil conducteur. L’idée d’analyser en particulier la manière dont l’organisation apprend pourrait de même être retenue comme un bon marqueur de sa capacité à se moderniser. Dans ce cas, le chercheur s’intéresse intrinsèquement à France Télécom, l’entretien d’appréciation étant instrumental.

Mais les frontières entre approche instrumentale et approche intrinsèque sont ténues et, comme souvent lorsque l’on polarise la pensée autour d’un couple de concepts opposés, il existe tout un continuum de situations intermédiaires1 : dans l’exemple repris ci-dessus, les théories de l’apprentissage occuperaient probablement une place importante dans les trois configurations évoquées.

La distinction entre intrinsèque et instrumental, si elle semble analytiquement utile pour comprendre les différentes approches possibles, n’est en réalité plus aussi nette lorsque l’on s’intéresse concrètement à la formation des résultats scientifiques dans les études de cas [voir encadré]. De même Yin précise-t-il que les frontières entre «comment » et «pourquoi » ou entre description et explication ne sont pas très précises, la distinction devant être utilisée simplement pour éviter d’adopter une stratégie de recherche décalée.

  1. Limites supposées de l’étude de cas

Les reproches habituellement faits à l’étude de cas sont classiques et ont été bien relevés par Yin : l’étude de cas serait peu rigoureuse, ses résultats difficiles à généraliser et ce type de recherche consommerait un temps trop important et produirait des documents volumineux et indigestes en regard de l’intérêt limité des conclusions. Pourtant, il est reconnu que l’étude de cas permet de traiter un matériau empirique très varié, ce qui constitue l’une de ses forces.

La première critique mentionnée par Yin est facile à lever : le manque de rigueur existe aussi dans d’autres approches, et un partage des bonnes pratiques et un travail de codification

1 Par exemple, innovation radicale ou incrémentale, changement émergent ou planifié, apprentissage simple boucle et double boucle.

sérieux des savoir- faire acquis constituent, d’une manière générale dans la pratique scientifique, une bonne garantie. La troisième critique, qui concerne le temps excessif et le caractère volumineux des documents produits, semble valoir en comparaison d’approches quantitatives portant directement sur des échantillons nombreux. S’il est évident qu’une étude de cas, au sens où nous l’entendons ici, prend davantage de temps de terrain au chercheur que l’administration d’un questionnaire, il n’en reste pas moins que les conclusions de certaines enquêtes « quantitatives » peuvent paraître bien ténues en regard de l’importance quantitative des traitements statistiques opérés. Cette critique correspond donc davantage à un scepticisme a priori sur l’étude de cas qu’à un problème intrinsèquement lié à cette approche.

Nous nous concentrerons ici sur la seconde critique, la plus intéressante : l’impossibilité qu’il y aurait à généraliser les résultats d’une étude de cas. Pour cela, il nous faut d’abord étudier la place du « cas » dans les raisonnements et théories scientifiques.

2. La place du « cas » dans les raisonnements et théories scientifiques

  1. Position du « cas » dans la logique des raisonnements

Un «cas » est une manifestation empirique supposée ou réelle. Etudier un cas, c’est donc étudier une situation particulière. Différents auteurs indiquent que faire une étude de cas suppose accepter l’idée du particulier, de l’unique, du divers.

Or une situation n’est particulière que par rapport «au cas général » ou, du moins, à d’autres cas particuliers avec lesquels faire la comparaison. Avant d’aborder la question du «cas général », on peut remarquer que dans l’exemple de Pierce repris par Boudon (1990) pour illustrer les trois formes du raisonnement (abduction, déduction, induction), on appelle

« règle », « cas » (en anglais chez Pierce : case) et «conséquence » les trois éléments du syllogisme : « tous les haricots de ce sac sont blancs » est la règle, «ces haricots viennent du sac » est le « cas », et « ces haricots sont blancs » constitue la conséquence, ici déduite avec certitude si la règle et le cas sont vrais2.

Etudier un cas, c’est donc s’intéresser de manière centrale à une situation empirique singulière. Or ce « cas » n’est singulier que par rapport à une référence, cette référence procédant nécessairement d’une théorie d’un certain niveau de généralité. Dans l’exemple de Pierce, « ces haricots viennent du sac » n’est une proposition intéressante que si l’on imagine qu’ils pourraient ne pas en provenir, ou parce que l’on va pouvoir déduire qu’ils sont blancs ou que tous les haricots du sac ne sont pas blancs, si ceux que l’on voit sont verts. Le «cas » n’est donc à considérer que par rapport à des règles et à des conséquences, l’ensemble formant, selon l’ordre dans lequel on enchaîne règle, cas et conséquence, un raisonnement déductif, abductif (rétroductif) ou inductif3.

2 La notion de « cas » en logique ne recouvre pas nécessairement exactement ce que nous appelons « cas » dans nos recherches. Il nous a néanmoins paru intéressant d’aborder rapidement ce point ici.

3 Rappelons ici que la déduction consiste à déduire de manière certaine la conséquence si la règle et le cas sont vrais (tous les haricots de cas sac sont blancs, ces haricots sur la table viennent du sac, donc ils sont blancs), que l’induction consiste à proposer une règle pouvant rendre compte de la conséquence si le cas est vrai (ces haricots viennent du sac et ils sont blancs, donc il est possible que tous les haricots du sac soient blancs), et l’abduction, ou rétroduction, à proposer un cas pouvant rendre compte de la conséquence si la règle est vraie (tous les haricots de ce sac sont blancs, ces haricots sur la table sont blancs, donc il est possible qu’ils viennent du sac) [Boudon 1990 ; David, 2000].

La plupart des démarches de recherche incluent des éléments empiriques. Dans l’exemple de Pierce, les trois éléments du syllogisme sont observables empiriquement : on peut regarder tous les haricots du sac pour voir s’ils sont blancs, on peut observer que ceux qui sont à côté du sac sont blancs et on peut aussi avoir vu quelqu’un sortir du sac les haricots qui sont à présent à côté. Mais, disant cela, nous quittons le domaine de la formulation purement logique du problème pour entrer dans celui de la validation empirique des propositions. Dans la déduction, la conséquence est certaine si la règle et le cas sont vrais : c’est donc la règle et le cas qui sont conjecturaux et font l’objet d’une investigation. Dans l’induction, le cas et la conséquence sont supposés vrais, la règle est néanmoins conjecturale. Dans l’abduction, la règle et la conséquence sont posés comme vraies et c’est le cas qui est conjectural. Dans l’induction comme dans l’abduction, la conclusion du raisonnement est conjecturale, alors qu’elle est certaine dans la déduction.

En quoi ces considérations sur la logique des raisonnements éclairent-elles nos propos sur l’étude de cas ? On peut remarquer, tout d’abord, que la question « comment se fait- il que ces haricots blancs soient sur la table ? » est bien une question de type « comment » ou

« pourquoi », donc du type de celles proposées par Yin comme relevant bien de l’étude de cas. Ensuite, l’abduction est le raisonnement que l’on tient lorsqu’il s’agit d’interpréter4 ce que l’on observe, donc de faire coïncider des faits mis en forme et des théories de différents niveaux de généralité. Enfin, le « cas » dans l’exemple de Pierce (« ces haricots viennent du sac ») constitue « une conjecture sur les relations qu’entretiennent effectivement les choses » [Koenig, 1993, p. 7]. Dans la partie abductive de la boucle abduction-déduction- induction, le

« cas » a un statut qui n’est ni celui d’une théorie générale, ni celui d’un simple matériau d’observation. Il s’agit plutôt d’une théorie intermédiaire ou «à moyenne portée », c’est-à- dire, en apparence, locale et contextuelle et, en filigrane, porteuse d’un questionnement plus large. L’étude de cas, si l’on poursuit à partir de cette définition précise du terme «cas », serait donc centralement dédiée à la formulation de théories intermédiaires. A une époque de disqualification des théories générales en sciences sociales et de doute sur les grandes métaphysiques de l’action collective [Hatchuel, 2000, Kalaora et Savoye, 1989], l’étude de cas serait productrice de connaissances intermédiaires entre contextualisation et abstraction, ce qui pourrait leur conférer des propriétés intéressantes à la fois sur le plan de leur généralisation (voir plus loin le paragraphe 3) et d’actionnabilité [Argyris et al. , 1985 ; David, 2000 ; Adler et Shani, 2003].

Nous pouvons, à partir de là, considérer plus globalement la question du type de raisonnement que permet et suppose l’étude de cas si l’on veut lui donner un statut scientifique : au-delà de la boucle « abduction-déduction- induction » rappelée ci-dessus, quel(s) chemin(s) suit le chercheur lorsqu’il essaie de proposer un commentaire analytique sur son matériau, commentaire qui ne se résume pas à une synthèse descriptive ? Tout se passe comme si l’on construisait et actualisait progressivement un réseau de règles et d’exceptions plus ou moins contextuelles. On peut, avec Livet (2001), résumer la logique générale du raisonnement par cas :

« La justification du raisonnement par cas ne consiste pas simplement à énoncer une règle générale, valide pour des cas similaires. Elle consiste plutôt à mettre en branle une procédure de révision de nos croyances, et donc de l’applicabilité des règles que nous serions le plus immédiatement tentés de mettre en œuvre. Le « cas » suspend cet automatisme, il nous amène donc à reconsidérer notre ordre de priorité pour déclencher telle règle plutôt que telle autre.

4 Rappelons que Pierce est considéré comme le fondateur de la sémiotique moderne.

Nous redéfinissons alors un ordre de priorité qui puisse rendre le cas traitable sans trop de tension. […] Le «cas » n’est donc défini qu’au terme de cette révision des priorités entre règles. […] Comprendre un cas, c’est donc construire peu à peu un réseau de normalités et d’exceptions, c’est-à-dire de contextes différents mais reliés, qui suspendent certaines inférences et en déclenchent d’autres » (p. 312).

Un exemple de raisonnement par cas en histoire.

« Prenons la question posée par Veyne dans Comment on écrit l’histoire : « Pourquoi l’évergétisme existe-t-il dans l’Empire Romain oriental hellénistique et non pas à Florence ? ». Ce comportement consiste à dépenser des fortunes pour construire des monuments publics Sa raison psychologique, le souci de voir le souvenir du donateur conservé avec ses monuments, devrait être présent dans les deux régimes. Mais on sait qu’à Florence, les citoyens se défient des « magnati », supposés vouloir soudoyer une clientèle pour prendre le pouvoir de façon autoritaire. Nous avons donc une règle,

« normalement, un patricien qui fait des largesses au peuple et aux citoyens est suspect de vouloir prendre le pouvoir ». Elle justifie le refus de ce genre de mécénat. Plaçons-nous maintenant dans le contexte romain oriental. Les patriciens sont très loin de pouvoir rivaliser avec l’empereur par leurs largesses. On peut énoncer ici une exception à la règle florentine : « Sauf si ces largesses donnent un prestige très inférieur à la puissance dont dispose le pouvoir ». Cette exception justifie l’autorisation de la coutume romaine de l’évergétisme. Mais on peut, dans le contexte romain, rencontrer une exception à cette exception. «Si le patricien dispose d’une fortune colossale et fait des largesses à l’armée, alors il est un danger pour le pouvoir ». On retrouve alors, dans l’ordre des exceptions de second degré, la situation de rivalité pour le pouvoir qu’on rencontrait au niveau de la règle de premier degré dans le contexte florentin. Le réseau des inférences est donc bouclé.

Ce qui est ici digne d’intérêt, c’est d’une part qu’à chaque étape, on a changé de contexte, et que cela s’est marqué par le fait qu’on passait d’une normalité à une exception. C’est, d’autre part, que ce parcours de contexte à contexte nous a permis de relier des contextes entre eux dans un circuit » (Livet, 2001, p. 313).

Donc, pour être « étonné » par un ensemble de faits, il faut avoir a priori une idée, aussi imprécise soit-elle, de ce que l’on aurait pu ou dû s’attendre à trouver : comme le disait Piaget, « il est impossible de comprendre ce qui est sans imaginer ce qui pourrait être ». C’est dire le rôle de la théorie dans le design de recherche, et aussi dans l’analyse des résultats :

« les résultats empiriques de l’étude de cas sont analysés à l’aune d’une théorie développée au préalable5 » [Yin, 1989, p. 38].

  1. ​Avec quelles théories allons-nous sur le terrain ? « Pattern matching » et « pattern making »

On peut, avec David [2000] distinguer quatre niveaux théoriques, du plus contextuel au plus abstrait : les faits mis en forme, les théories intermédiaires, les théories générales et les paradigmes et axiomatiques. Weil [1999] et David [2000] indiquent que le chercheur doit circuler librement entre ces niveaux théoriques, les actualisations se faisant à la fois à chaque niveau et entre les niveaux.

C’est, en effet, avec une « encyclopédie incomplète » que le chercheur va sur le terrain : de par son expérience et les résultats issus de la littérature, il a en tête un certain nombre de

5 Cette théorie peut être une théorie de repérage et non la théorie finalement développée.

possibilités quant à ce qui pourrait rendre compte correctement de ses observations, ce qui le rend apte, le moment venu, à mettre en correspondance ce qu’il observe avec une ou plusieurs classes de problèmes identifiées. On retrouve cette idée si l’on généralise ce que Campbell [1975] appelle pattern matching6. Mais le terrain permet aussi du « pattern making » au sens où la correspondance entre les éléments de l’encyclopédie existante et le matériau empirique n’est pas bi- univoque et où les catégories disponibles sont, comme toute théorie, révisables et provisoires.

Autres faits mis en forme

Faits mis en forme

Théorie intermédiaire

Théorie générale

Autres faits mis en forme

Autre théorie intermédiaire

Autre théorie intermédiaire

Autre théorie générale

Autres théories générales

Comment pattern matching et pattern making interagissent- ils dans le processus de création de connaissance scientifique ? Cette question, tout à fa it classique dans les théories de l’apprentissage et dans les travaux d’épistémologie et de méthodologie des sciences, appelle, pour ce qui concerne l’étude de cas en sciences de gestion, les remarques suivantes :

6 Pour un commentaire, voir Yin, 1990, p. 33.

7 On peut, avec Hatchuel, faire l’hypothèse que les positionnements paradigmatiques sont plus facilement sujets à une dérive vers des métaphysiques de l’action, c’est-à-dire des théories qui réduisent le monde à un principe unique ou à un acteur unique. Une approche axiomatique, comme en mathématiques,propose un socle à partir duquel on élabore des modèles. En d’autres termes, il ne revient pas au même, d’un point de vue épistémologique, de considérer les organisations comme régies par la théorie de l’agence ou par la figure de l’acteur stratège (principe totalisant ou acteur unique) ou comme constituée à partir d’une interaction dynamique entre système de relations et système de connaissances.

boucle [Argyris et Schön] ou d’incrémentalismes de divers types, pour montrer que cette théorie « s’applique ». Ici, la théorie doit donc être quasi entièrement formulée au préalable.

« particulièrement représentatif » de quelque chose. Au sens statistique classique, le « type » est le concept dominant dans les études statistiques et les monographies du dix- neuvième siècle telles que les pratiquaient Le Play et ses successeurs [Kalaora et Savoye, 1989]. Que l’on étudie un cas proche du type et l’on était assuré de sa valeur générale, les cas éloignés du type étant, en quelque sorte, des exceptions, des écarts par rapport à une moyenne dont Quetelet, avec le concept d’ « homme moyen » pensait qu’elle incarnait le projet divin [Desrosières, 1993]. Le chercheur s’apprêtant à étudier un cas typique va donc sur le terrain avec l’idée qu’il va étudier une figure moyenne, centrale au sein de la population. Le paradoxe apparent, vu d’aujourd’hui, est que, dans la tradition leplaysienne, on estime s’intéresser au cas général et non au cas particulier : « La monographie fuit avec soin le cas particulier et poursuit le cas général : elle néglige l’accident, l’exception, l’anomalie, pour s’acharner après la moyenne, le type. C’est le type qui est la véritable essence de la monographie. Hors du type, pour elle, point de salut ; mais avec le type, elle acquiert vraiment le privilège d’éclairer d’une vive lumière les investigations économiques et sociales. […] La statistique officielle va donc en avant garde et dégage les moyennes qui conduisent le monographe à son type. […] La monographie vise la qualité bien plus que la quantité des observations ; elle n’emploie que des observateurs de choix, à la fois artistes et savants, qui s’emparent puissamment d’un fait type, d’un fait unique, et s’acharnent après lui pour le disséquer jusque dans sa moelle » [Cheysson, 1890, p. 2 et 3, cité par Desrosières, 1993, p. 264].

intégrés ou une certification ISO, d’une administration pionnière en matière de modernisation de la relation de service, d’une entreprise qui a su innover sur la longue durée, constituent de tels cas. Dans ce type de recherche, la